Législative en Estonie, une élection européenne

ou La politique en Estonie, symbole d’un changement politique européen.

Octavien de Mehun
10 min readMar 10, 2019
Riigikogu, parlement Estonien au centre de Tallinn, capitale Estonienne.

Il y a une semaine, le 3 mars 2019, c’était une échéance électorale importante pour l’Estonie, petit pays européen s’il en est. Pourtant, cette élection générale est selon moi un bon exemple de ce qu’il se passe partout en Europe. Il est donc intéressant de regarder ce qu’il s’est passé.

L’Estonie a fêté les 100 ans (#Eesti100) de son indépendance l’an dernier ainsi que la fondation de la première république estonienne (toujours en vigueur). C’est un petit pays d’Europe du nord (le plus au nord des pays baltes) qui a intégré l’Union Européenne, l’OTAN et la zone euro en 2004 (mon post Medium sur mon séjour en Estonie ici https://medium.com/@frj/un-%C3%A9tudiant-fran%C3%A7ais-en-estonie-83b6157c9042). Il s’agit d’une république parlementaire qui ressemble beaucoup à la IIIème République française. Le président (la présidente en l’occurence, Kersti Kaljulaid) est élu par le parlement. Le parlement n’est composée que d’une seule chambre (à la différence du système bicamérale français), élue tous les 4 ans à la proportionnelle intégrale, ce qui est assez semblable au système politique suédois (ce qui démontre encore le lien entre l’Estonie et les pays nordiques). Ce parlement, le Riigikogu, se réunie au coeur de Tallinn au sein du château de Toompea dans une salle qui ressemble plus à une salle de classe qu’à un hémicycle “classique” des démocraties occidentales.

La forteresse de Toompea au coeur de Tallinn
L’“Hémicycle” du Riigikogu, vue visiteur

Les partis / Erakondid

Depuis la fin de l’occupation soviétique en 1992, les forces en présences ont peu bougé avec notamment 2 partis qui se partagent le pouvoir. De Gauche à Droite,

Sotsiaaldemokraadid : le parti social-démocrate, correspond au PS français.
Keskerakond : parti centriste, social-libéral, ressemble beaucoup au parti radical français et est avec le parti social-démocrate défenseur de la minorité russe.
Reformierakond : parti de la Reforme, En marche version estonienne. Dirige le pays avec le parti centriste depuis la libération.
Eesti200 : un nouveau parti fondé en 2018 qui a pour objet de planifier technocratiquement l’Estonie de 2118.
Isamaa : mon pays, est un parti de centre-droit proche du LR juppéiste français. Issu de la fusion de 2 parti de droite, Pro Patria et Res Publica.
Vabaerakond : parti libre, autre parti de centre droit, dissident de Isamaa.
EKRE (Eesti Konservatiivne Rahvaerakond): parti conservateur de droite qui depuis quelques mois se radicalise à l’approche des élections européennes avec un euroscepticisme affiché. Son slogan “Eesti eest”, (pour l’Estonie estonienne) donne le ton.

Les particularités / eripära

Première particularité par rapport à la France, est l’absence d’une gauche radicale et même d’une gauche. Le poids de l’histoire permet d’expliquer en grande partie cette disparition de la gauche, même si Emmanuel Todd dirait que c’est à cause du système familial traditionnel estonien.

Deuxième particularité, celle de l’écrasante majorité du centre. Pas moins de 3 partis important se revendiquent du centre pour plus de 60% de l’électorat (ce qui ferait pâlir en marche et ses moins de 30% de centriste). L’histoire permet encore une fois de comprendre cet état de fait. Les estoniens ont toujours été très proche des finnois (par la langue et les peuples), et des suédois (dû à la colonisation). Ces 2 nations ont toujours été très libérale dans leur histoire contemporaine, ce qui se ressent du coup assez bien sur les estoniens. De plus, la société digital e-estonia, politique choisie à la libération a tendance à privilégier le vote libérale et technocratique.

Troisième particularité, c’est que le vainqueur de l’élection n’est pas assuré de diriger le pays. C’était le cas dans la dernière législature où le premier parti ne dirigeait ni le parlement, ni le gouvernement. Cette bizarrerie pour un français n’en ai pas une en faite dans les démocraties modernes car c’est le fruit de la république parlementaire avec scrutin proportionnelle. Il est très difficile pour un parti d’avoir la majorité absolue seul et donc, n’est pas assuré de pouvoir formé un gouvernement stable.

Enfin, c’est peut-être ce qui fait et defait des gouvernements c’est la fracture entre les partis sur la question de la minorité Russe. Cette minorité, hérité en grande partie par la colonisation soviétique et en petite parti par la guerre de libération. Elle représente encore 1/4 de la population du pays (et est même majoritaire dans plusieurs province, comme Narva ou Välga). Les partis se divisent sur cette question de la minorité issu de l’occupant. et cette division c’est bien celle qui forme des gouvernements. Ainsi le parti Social-démocrate et celui du Centre la défendent quand la Reforme et les Conservateurs s’y opposent. J’ai remarqué que les coalitions gouvernementales se forment souvent en fonction de ces blocs.

La dernière élection parlementaires s’était tenue en Mars 2015. La parti de la Refome l’avait remporté et avait formé un gouvernement minoritaire avant de se faire renverser par une coalition assez improbable menée par Jüri Ratas du Centre en coalition avec le centre-droit et les sociaux-democrates. Cette coalition a tenu (non sans heurts) jusque aujourd’hui.

L’Election de 2019 / 2019. aasta valimised

J’ai passé 6 mois à Tallinn entre Août 2018 et Janvier 2019, et étant passionné de Politique, cette élection a été une formidable occasion de m’intéresser au système politique de ce pays de la baltique.

Habitué du système français, j’ai été surpris pas l’importance de l’affichage publicitaire des Politique. Partout, les 2 mois précédent le scrutin, des pubs à la TV, sur internet dans les rues… “igaüks loeb” (tous ensemble) des sociaux-démocrates et “eesti eest” (pour l’Estonie estonienne) des conservateurs. Des slogans qui ne sont pas très différent de ceux que l’on peut retrouver ailleurs en Europe ou même dans le monde.

Les résultats / Tulemused

Les bureaux de vote ont fermé à 18h (heure locale). Pour autant, dans la e-estonia, on peut également voter par internet avec sa carte d’identité grâce au “e-voting” (ce qui permet de voter sans bouger de son fauteuil !). En plus des plus pratiques, ce système permet de publier dès la fermeture des bureaux de vote les résultats du vote électronique, pendant que les bureaux de votes dépouille et remonte les résultats…

Ainsi, à 20h, avec moins de 10% des bureaux de votes et tous les votes électronique, le parti de la réforme était largement en avance avec 43% des voix.

43.8% des estoniens ont voté depuis internet. Pour autant, la participation totale n’a été que de 63.7%. Le e-vote est-il donc une vrai solution à l’absentéisme ou bien le problème de l’abstention viendrait d’ailleurs ?

Puis au cours de la soirée, au fur et à mesure de la remontée des 451 bureaux, l’avance s’est érodée quand le parti du Centre et le parti conservateur faisait le plein de voix.

Vers 23h, tous les bulletins étaient remontés à la commission électorale. Le résultat donne une progression légère pour la Réforme qui termine premier (avec 28.9% des voix contre 43% des e-votes), une légère baisse pour le parti du Centre et Isamaa, une chute de la social-démocratie (comme un peu partout en Europe) et du parti libre (dont les voix ceux sont reportés sur EKRE). Le parti Eesti200 ne parvient pas à dépasser la barre des 5% qui permet d’obtenir une représentation au Parlement. Enfin, la leçon la plus importante de cette élection, le parti Conservateur, eurosceptique, nationaliste et autoritaire arrive à se hisser 3ème parti du parlement avec 17.8% des voix dans un parti libérale et profondément europhile. Ce parti n’était que très marginale il y a encore 10 ans et aujourd’hui, il est LE parti estonien en pleine explosion. Son résultat aux prochaines élections européenne sera d’autant plus intéressant à étudier !

Répartition des voix

La composition de la chambre devrait ressembler à celle-ci :

Répartition des sièges

On y distingue un bloc centriste puissant mais pas tout puissant, un centre-droite et un centre-gauche faible mais qui feront le gouvernement par leur soutien et une extrême droite qui monopolise 19/101 sièges, siège qui seront certainement bloquant pour toute proposition de loi/coalition.

Je m’avance peut-être un peu, mais je spécule que le prochain gouvernement devra réunir non pas 51 voix /101 mais bien 51/82 pour faire passer des projets de loi, ce qui rendra les réformes d’autant plus difficile…

Si on regarde la carte du vote estonien, pas grand chose à changé depuis 2015, le vote électronique est partout en faveur du parti de la reforme (à l’exception de la région de Narva).

Par contre le vote totale permet d’expliquer les différents types d’électorat. La population des grandes villes (Tallinn, Tartu, Pärnu) votent en majorité pour la Reforme. Les régions avec une importantes minorité russe votent pour le Centre (Narva, certains quartiers de Tallinn, Välga). Enfin, les régions les moins peuplées, les moins intégrées, les plus rurale votent massivement pour les Conservateurs, au points, qu’ils ont remportés 2 régions du sud, notamment celle de Parnü.

Carte des vainqueurs par Région, source Wikipedia.org

C’est encore plus visible si l’on ne prend que les votes “papier” où, les conservateurs semblent avoir conquis le pays, à l’exception des grandes villes et de la région Harju (la plus riche, la plus peuplée et la mieux intégrée à l’UE).

Carte des vainqueurs par région en ne prenant en compte que les votes “papier”, source Wikipedia.org

L’Estonie, petit pays d’1.3M d’habitants, digital, libéral, n’est pas épargné par la montée des populismes, nationalismes et de l’effondrement de la social-démocratie et des partis traditionnels.

L’après / Hiljem

L’après, c’est la formation d’un gouvernement, d’une coalition capable de gouverner le pays et de faire voter des lois. Les premières négociations ont déjà commencé. Kallas, ancienne eurodéputé, dirigeante du parti de la Reforme, est à la manœuvre. La coalition la plus simple et la plus naturelle serait celle des 2 centres.

Cette possibilité a été fortement rejetée par le Centre qui s’oppose à la Réforme à cause de désaccords sur la taxation et la minorité russe. La possibilité d’un gouvernement avec les sociaux-démocrates, Isamaa et la Reforme a aussi été évoqué.

A la suite du précédent gouvernement et les dissensions qui sont nés entre la le centre-droit et le centre-gauche, cette solution a été rejeté par les sociaux-démocrates eux-mêmes. Ne reste plus que la solution une coalition minoritaire entre le parti de la Reforme et Isamaa qui ne recueillerait que 46/101 sièges au maximum. Il s’agit de la solution privilégiée actuellement… affaire à suivre.

L’après c’est aussi les élections parlementaire Européennes du 26 mai. Le pays enverra 7 eurodéputés (un de plus qu’en 2014). Les derniers sondages donne 2 sièges pour la réforme, 2 pour le Centre, 1 pour EKRE, 1 pour Isamaa et 1 pour les SD. Mais au vu des résultats des législatives et à la suite de la formation du gouvernement pendant les prochaines semaines, il n’est pas impossible que les SD et le Isamaa n’ait pas d’eurodéputé, ce qui serait une première !

[EDIT] Formation de la coalition

La première séance de la nouvelle assemblée élue a été l’occasion de la résignation traditionnelle de l’ancien gouvernement et du premier ministre Jüri Ratas.

Cette séance du 15 Avril a aussi été l’occasion pour le parti arrivé en tête, le parti de la Reforme de proposer un gouvernement de minorité seul. Sans surprise, cette proposition a été refusé à 45 voix contre 53. Le parti ne compte que 35 sièges, ainsi il a dû recevoir le support de certains député d’Isamaa ou du parti social-democrate.

Le 17 Avril le parti du centre propose lui aussi un accord de gouvernement mais avec le support cette fois-ci de Isamaa comme à la dernière législature mais aussi avec le support… d’EKRE. Pour la première fois, la droite nationaliste estonienne se retrouve au pouvoir et en plus, avec un parti qui est traditionnellement défenseur des minorités russe. Cet accord est approuvé par le Riigikogu à 55 voix contre 44 (la coalition représente 57 sièges).

Ainsi Jüris Ratas est reconduit dans son rôle de premier ministre, mais pour combien de temps ? L’opinion publique désavoue déjà le choix du dirigeant estonien de s’allier à la droite nationaliste et surtout des dissensions apparaissent déjà au sein de la coalition quant à la question de l’Union Européenne et celle des russes. A suivre…

Jüri Ratas, premier ministre de l’Estonie depuis 2016

Pour finir / Kokkuvõtteks

Cette élection est le reflet de ce qu’il se passe un peu partout en Europe. On peut en apprendre beaucoup.

  • Le e-vote peut être largement adopté, pour autant il n’est pas une solution à l’abstentéisme, il simplifie l’expression du suffrage pour les votants habituels.
  • Même dans les pays europhile, les eurosceptiques et les nationalistes peuvent monter en puissance.
  • La proportionnelle permet une bonne représentation des différentes opinions au sein du parlement mais n’assure pas la formation d’un gouvernements. La négociation et la débat sont alors nécessaire.
  • La question des “aliens” est une question structurante politiquement pour les pays baltes.

Sources, derniers mots…

  • wikipedia.org
  • postimees.ee
  • riigikogu.ee

Merci d’avoir lu ce post ! lõpp,

— FRJ

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Octavien de Mehun
Octavien de Mehun

Written by Octavien de Mehun

Chercheur et Communiste. Sujets d’études: Réseaux informatiques, Philosophie onthologique et Politique, Linguistique, Physique théorique, Architecture.

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